La filière betterave sucrière : un pilier industriel face aux défis climatiques
La betterave sucrière, discrète dans les rayons mais incontournable dans les filières industrielles, est un pilier de l’agriculture française. Elle fournit 90 % du sucre consommé dans l’Hexagone, alimente l’industrie agroalimentaire, produit du bioéthanol, et fait vivre plus de 15 000 personnes. Pourtant, entre utilisation de pesticides, tensions sur les rendements, pressions environnementales croissantes et volatilité des marchés européens, la filière est à la croisée des chemins.

Si elle a longtemps incarné la réussite d’une agro-industrie performante, elle doit désormais conjuguer sobriété carbone, protection de la biodiversité, compétitivité économique et stabilité sociale. La filière betteravière, comme d’autres grandes cultures industrielles, se retrouve au cœur des stratégies de décarbonation du secteur agricole. C’est aussi un terrain d’expérimentation et de transition : nouveaux itinéraires techniques, diversification des débouchés, partenariats de recherche appliquée, labellisation bas carbone, structuration de la filière bio, etc. Ce secteur historiquement performant est en train de se redessiner profondément.
Structure et chiffres clés d’une filière historique
Une culture industrielle ancrée dans le Nord-Est
La betterave sucrière est historiquement implantée dans le Nord-Est de la France, région aux conditions pédoclimatiques idéales et au savoir-faire reconnu. En 2024, 379 000 hectares sont cultivés dans 29 départements, mobilisant 23 000 agriculteurs. Cette spécialisation territoriale est ancienne, liée à la nécessité de transformer rapidement la betterave après récolte. Elle garantit une logistique efficace et une concentration des investissements industriels.

La surface betteravière a diminué de 25 % entre 2018 et 2023, principalement en raison des crises sanitaires (jaunisse virale), de la fin des néonicotinoïdes et de la volatilité du marché européen du sucre. En revanche, les rendements ont progressé de plus de 75 % sur la même période grâce aux gains agronomiques (variétés, fertilisation, irrigation, conduite culturale). En 2024, chaque hectare produit en moyenne entre 50 et 90 tonnes de betteraves, soit 12,6 tonnes de sucre.

Une production nationale stratégiquement localisée
Où est utilisé le sucre ?
Le sucre issu de la betterave alimente en grande majorité l’industrie agroalimentaire française et européenne. On le retrouve dans :
- les yaourts, les préparations laitières, les glaces,
- la confiserie sans cacao (dont une très grande majorité des bonbons industriels),
- les produits chocolatés et biscuits,
- les préparations alimentaires diverses (sauces, plats préparés, conserves),
- les boissons non alcoolisées, les jus de fruits,
- les liqueurs et alcools aromatisés,
- les fruits confits, confitures, fruits au sirop ou congelés.

Ce sucre, sous forme blanche, brute ou liquide, est aussi un ingrédient clé pour de nombreux produits transformés exportés dans l’UE et vers les pays tiers.
La France transforme annuellement 31,5 millions de tonnes de betteraves pour produire 4,2 millions de tonnes de sucre. Elle se positionne comme deuxième producteur mondial de sucre de betterave, derrière la Russie, avec un chiffre d’affaires consolidé de 4,34 milliards d’euros. Ce sucre est transformé à 90 % pour un usage industriel, et seulement 10 % pour le sucre de bouche. Les principaux débouchés sont l’agroalimentaire (60 %), la chimie et la pharmacie (10 %), et l’alcool / bioéthanol (20 %).

La France exporte 1,8 million de tonnes de sucre par an, principalement vers l’Union européenne. En 2023, elle affichait un excédent commercial de 930 millions d’euros. Cette position dominante est toutefois mise à mal par la montée en puissance du sucre ukrainien, fortement exporté vers l’Europe depuis la levée des droits de douane en 2022 (retraits partiels en 2024).

Organisation de la filière : de la terre au sucre
Production agricole : entre technicité et vulnérabilité
La betterave est une culture de printemps exigeante : semée en mars, récoltée entre octobre et décembre. Elle requiert une bonne préparation du sol, des apports en potassium équilibrés, une maîtrise rigoureuse de l’azote (le K et le N du couple NPK) et une protection contre les maladies et adventices.
C’est une culture sensible à la battance, peu tolérante à l’excès d’azote (baisse du taux de sucre), et à haut besoin de désherbage. Les pratiques conventionnelles reposent encore largement sur l’usage de produits phytosanitaires, bien que leur usage ait baissé de 30 % en 20 ans. Des alternatives sont en test : désherbage mécanique, couvert végétal étouffant, micro-doses ciblées.
La fertilisation azotée a été réduite de moitié en 20 ans grâce à une meilleure valorisation de l’azote organique, à la modulation intra-parcellaire et aux innovations variétales. Toutefois, la majorité des émissions de la culture reste liée à cet azote, responsable du relargage de N₂O, gaz à effet de serre majeur.
Collecte et traitement : une organisation millimétrée
Les betteraves sont arrachées mécaniquement, effeuillées, puis transportées en moyenne à moins de 30 km jusqu’aux sucreries. Le traitement doit avoir lieu dans les 48h pour éviter la dégradation de la richesse en sucre.

Les étapes de transformation sont les suivantes : lavage, tranchage en cossettes, diffusion, purification (chaux, CO₂), évaporation, cristallisation. Chaque étape a un impact énergétique : la majorité des sucreries fonctionnent encore au gaz, parfois au charbon, pour produire la vapeur nécessaire à l’évaporation.

Valorisation des co-produits : un atout à développer
La betterave sucrière génère de nombreux coproduits valorisables :
- pulpes : alimentation animale, ou isolation (matériaux biosourcés),
- mélasses : distillation, production de levures, alimentation,
- vinasses : fertilisation organique, méthanisation,
- écumes : amendement calco-magnésien.
Cette valorisation circulaire est une des forces de la filière, mais reste perfectible : manque d’infrastructures de méthanisation, logistique inter-exploitations, prix de rachat faible.
Acteurs de la filière
Les deux sucriers dominants sont :
- Tereos (Beghin Say) : 13 millions de tonnes de betteraves transformées, 4,1 milliards € de CA (2020-2021)
- Cristal Union (Daddy, Erstein) : 1,6 milliard € de CA
Trois PME familiales complètent le paysage : Saint Louis Sucre, Lesaffre Frères, Ouvré et Fils. À noter : la présence d’un tissu industriel important dans les DROM pour le sucre de canne (hors scope).

Côté amont, les organisations structurantes sont :
- CGB : syndicat des planteurs
- ITB : Institut technique de la betterave
- SNFS : Syndicat national des fabricants de sucre
Un bilan climatique contrasté
Émissions : l’azote en ligne de mire

Selon les analyses de l’ITB, les engrais azotés représentent 47 % du bilan carbone de la culture. Leur production, leur transport et surtout leur transformation dans les sols (émissions de N₂O) sont au cœur de l’empreinte climat.
Le second poste d’émission est la phase industrielle : consommation d’énergie pour la cuisson, évaporation et séchage. Le gaz reste majoritaire, malgré les efforts de certaines usines pour se tourner vers la biomasse ou la récupération de chaleur.
Stockage de carbone et services écosystémiques
À l’inverse, les feuilles de betterave et les intercultures permettent de stocker jusqu’à 40 t de CO₂/ha/an. Les rotations (blé-betterave) améliorent la structuration des sols, limitent l'érosion et piègent les nitrates. 88 % des surfaces sont couvertes entre deux cultures.

Certaines coopératives encouragent aussi les apports organiques (vinasses, composts, digestats), qui améliorent le bilan carbone et fertilisent durablement. Mais ces bénéfices sont souvent annulés par le déstockage naturel des sols minéralisés, d’où l’importance d’un pilotage précis.
Face aux aléas climatiques : la filière en alerte
La jaunisse virale, symptôme d’un écosystème déréglé
Depuis 2020, l’interdiction des néonicotinoïdes a généré des craintes chez les agriculteurs, mal préparés à l’utilisation de solutions alternatives efficaces contre les pucerons, vecteurs de la jaunisse virale. Résultat : flambée des infestations, perte de 30 à 50 % de rendement sur certaines parcelles, baisse massive des surfaces cultivées.
Le Plan national de recherche et d’innovation consolidé (PNRI-C) soutient la recherche sur des variétés résistantes. Des pistes transitoires incluent la modulation des dates de semis, les filets anti-insectes, et l’usage raisonné d’insecticides alternatifs.
Stress hydrique, changements de cycle, instabilité des marchés
Le réchauffement climatique modifie les fenêtres de semis, provoque des stress hydriques et favorise l’apparition de nouveaux ravageurs. Par ailleurs, la dérégulation du marché européen depuis la fin des quotas en 2017 expose les planteurs à une volatilité forte du prix de la tonne.

Les leviers pour la résilience
Au champ : itinéraires techniques plus sobres et plus diversifiés
- fertilisation localisée à la plantation,
- association avec légumineuses (fixatrices d’azote),
- semis précoces,
- utilisation de digestats/matières organiques à haut potentiel,
- couverts végétaux multi-espèces post-récolte,
- sélection variétale ciblée (tolérance à la sécheresse, résistance pucerons/jaunisse).
À l’usine : décarboner les procédés
- passage du gaz à la biomasse ou au biogaz,
- récupération de chaleur (échangeurs),
- pilotage énergétique en temps réel,
- investissements dans la cogénération à partir de pulpes.
Dans la chaîne de valeur : contractualisation et incitations
- primes filière pour les betteraves bas carbone (ex. Tereos, Cristal Union),
- contrats pluriannuels avec clauses de soutien en cas de chute de rendement,
- outils de diagnostic carbone simplifiés (MyEasyFarm, Cristal Union),
- labellisation (HVE, RegAg, Label Bas Carbone).

Un effort collectif à structurer
La transition de la filière betterave sucrière ne pourra reposer uniquement sur les producteurs. Elle implique un écosystème élargi : industriels, coopératives, distributeurs, pouvoirs publics, financeurs et société civile.
Des leaders montrent l’exemple :
- Tereos : trajectoire validée SBTi FLAG, -36 % GES agricoles d’ici 2033, 1 000 diagnostics financés à 75 %, prime filière jusqu’à 100 €/ha.
- Cristal Union : trajectoire validée SBTi FLAG, objectif -35 % GES agricoles et industriels d’ici 2030, outil carbone 20 min, diagnostics agriculture régénérative.
Mais pour généraliser ces efforts, il faut :
- massifier l’accès aux outils de pilotage carbone,
- mutualiser les données amont/aval,
- sécuriser les transitions économiques (fonds, assurance climat),
- communiquer avec transparence sur les progrès et les limites.
Sources et ressources
- ITB : https://www.itbfr.org
- CGB : https://cgb-france.fr
- SNFS : https://www.snfs.fr
- Tereos : https://www.tereos.com
- Cristal Union : https://www.cristal-union.fr
- FranceAgriMer, Agreste, Euractiv, Natexbio, Produire Bio, Pleinchamp
- UFA : https://www.ufarevue.ch/fre/production-vegetale/sur-tous-les-fronts-pour-la-betterave
- Geoconfluences